Savourer le territoire en expédition nordique

Entre 2006 et 2010, j’ai réalisé plusieurs expéditions nordiques en ski de fond, que ce soit en solo, à deux, ou à quatre. Cette période intense a été pour moi l’occasion pour la réalisation de plusieurs réussites et même du destin, que ces aventures m’ont permises. Celle qui nous amena à Umiujaq, dans le Nunavik, au nord du Québec est peut-être la plus mémorable de ces expéditions. Un voyage hivernal de plus de 350 kilomètres pour lequel aucun mots ne peuvent saisir l’essentiel.

Mathieu Allaire/

C’est donc en paire que nous sommes arrivés à Radisson, en passant par le très sympathique village de Chisasibi. Avant de réellement entrer dans le territoire, nous devions franchir l’imposant barrage LG2. Pharaonique, il s’agit des plus grands de la planète, construit entre les Années 70 et 90. Peu enclins à nous laisser franchir la rivière, les gardiens de la place consentirent enfin à nous escorter en nous conduisant sur la cime du barrage, nous laissant apercevoir le caractère gigantesque de la construction et la magnificence du territoire. Arrivés de l’autre côté de cette puissante rivière, le gardien nous souhaite bonne chance, et nous voilà marchant vers l’inconnu. Inconnu jusqu’à un certain point, car nous avions étudié cette initiative pendant des mois avant de se lancer.

 

Glisser vers la découverte
Dès lors commencent les interminables enjambées vers le nord. Petit à petit nous avancerons sur la carte. Les éléments sont contre nous, mais une fois qu’on s’adapte à l’environnement et que l’on retrouve notre rythme et notre équilibre, une certaine homéostasie finit par s’installer. L’être humain s’adapte à toutes sortes de conditions, avec le temps et l’effort. L’habitude de planter son bivouac la soirée venue, de préparer les repas et de planifier la journée suivante, devient même un certain plaisir réconfortant.

C’est donc avec les jours que l’on avance, le long de la côte de la Baie d’Hudson, entre les Îles glacées. Les monticules se succèdent pour révéler de nouveaux paysages à chaque côte franchie, à chaque tournant. C’est un honneur pour nous d’ainsi découvrir le territoire de nos propres yeux, à coups de skis et de traîneau. Nous observons des paysages nordiques dignes d’un monde onirique, avec les textures et formes uniques de la glace et de l’eau, des rochers et du ciel du grand nord. Des tous petits arbres se font de plus en plus rares et menus, à force de notre avancée septentrionale vers le Nunavik rêvé, laissant place à une immensité de plus en plus large, de plus en plus surréelle.

Lors des premiers jours, les réserves d’énergie sont pleines, avancer est beaucoup plus facile qu’à l’arrivée. Plus le temps avance, plus la difficulté de l’expédition se fait sentir. Malgré tout on s’ajuste et on continue la route car on a un itinéraire assez précis a respecter.

 

Surveillés de loin

Les jours se succèdent et le ciel se confond de plus en plus avec la terre. Chaque matin comporte son instant de sérénité en ayant le luxe de boire le café en étant les témoins d’une beauté si rare. Si l’inconfort des bottes gelées, le vent frigorifique et les muscles fatigués ponctuent inévitablement les heures, le fait d’être à deux offre au moins un support moral aux souffrances bien réelles qui sont nécessaires afin de maintenir le cap et d’atteindre l’objectif. Peu à peu la routine se forme néanmoins et une cadence se forme.

C’est au courant de l’occasion d’une bonne bordée de neige lorsque nous battions la cadence en ski de fond tout en trainant nos provisions absolument vitales, dans notre traineau que j’ai eu l’occasion de réaliser que nous étions bel et bien des invités dans ce lieu mythique, et que l’on avait intérêt à être sages et intelligents. En marchant pour des heures, on observe le paysage lentement mais sûrement défiler sous nos yeux, comme un mobile qui tourne lentement. En observant du coin de l’oeil ce panorama qui glissait et se renouvelait sans cesse, quelque chose vint interpeler ma vue.

D’abord sans savoir ce qui retenait ainsi mon attention, j’ai enfin perçu ce qui n’était pas normal. C’était d’une subtilité déconcertante. Nous longions la côte, et de l’autre côté du cours d’eau, les arbres défilaient au fur et à mesure que nous avancions. Les arbres, les récifs, les falaises, les rochers, tout défilait. Tout sauf un minuscule petit point quasi invisible qui, comme la lune qui ne suit pas les nuages qui passent, était stable et à la même hauteur, même si nous avancions sur des kilomètres et des kilomètres.

Après que le manège ait assez duré, j’ai enfin eu la perspicacité de regarder dans mes jumelles pour voir de quel rocher bizarre il s’agit. Quelle ne fût pas ma surprise de constater que c’était un gros loup gris. Ce petit point lointain était en fait un loup qui nous guettait depuis plusieurs jours. Incognito et sans doute bien dans sa peau, il nous surveillait de loin, réfléchissant à la possibilité que ces deux bizarres intrus sur le territoire pourrait bien être le prochain gueuleton au menu.

C’est une sensation bizarre que de se savoir observé à son insu depuis des heures, voire des jours, qui plus est, par un loup solitaire, qui a sans doute un estomac qui gargouille un peu plus que de manière modérée.

Qu’à cela ne tienne, nous sommes des humains bien équipés et nous avons le dessus de la situation. Voilà ce que je me suis dit. Grande naïveté.

Il neigeait assez fort et tout était blanc. Je prends mes jumelles et pense épier ce loup. Quel ne fût pas mon choc de constater dans l’objectif qu’il est déjà en train de m’observer, que sa vue est bien meilleure que la mienne, ne parlons pas de son odorat littéralement super humain et qu’il sait probablement que je viens de le voir. Le premier réflexe du citadin de la capitale que j’étais, est de sortir l’artillerie lourde.

Un loup gris semblable à celui qui nous avait traqués.

C’est avec soin que nous avions prévu d’empaqueter des « pétards à ours » dans notre traîneau. Me croyant bien astucieux je me suis empressé d’en déclencher un tout en regardant dans mes jumelles, la réaction du loup qui nous a à l’oeil. Pow! Je regarde dans la lunette: le loup entend bien le pétard enneigé mais ne bronche pas du tout.. Il n’a pas cligné des yeux, c’est tout juste s’il n’a pas affiché un sourire moqueur. Sachant très bien que je voulais lui faire peur, il a été se cacher plus loin, demeurant invisible pour le reste du voyage. Évidemment, question de réelle sécurité, nous disposions aussi d’une carabine, si besoin se faisait sentir, bien qu’il ne s’agisse pas d’une assurance à l’épreuve de tout.

C’est ainsi qu’à force de crampes musculaires, d’engelures et de volonté déployée à pleins feux, nous avons fini par atteindre un premier objectif, celui du village cri de Whapmagoostui ainsi que Kuujjuarapik, le village Inuit le plus au sur du Nunavik. Là, nous avons été bien accueillis, avons échangé un peu et conversé avec les habitants. Nous avons profité de cet arrêt pour se détendre et se ravitailler. Poursuivant ensuite les kilomètres, les tempêtes et les horizons fuyants, nous avons atteint enfin notre objectif ultime, celui d’Umiujaq, lieu où ma coéquipière de vie avait quelques amis qu’elle voulait revoir. Un lieu paisible et agréable d’environ 400 habitants. Les Inuit de ce village y sont très accueillants et amicaux. Ils ont vraiment choisi un cadre enchanteur pour bâtir ce village dont la construction s’est terminée en 1986.

Une rue du village d’Umiujaq

Le village d’Umiujaq à lui seul vaut un article, car il a été conçu par des personnes qui désiraient fonder un village où pourraient perdurer un peu plus le mode de vie traditionnel de chasse, cueillette et pêche Inuit. Mon impression est qu’ils ont réussi, car Umiiujaq est un village très confortable et les gens y semblent assez heureux, malgré les difficultés et défis immenses que vivent les populations des différentes communautés du Nunavik. Le processus de la fondation de ce village témoigne d’ailleurs qu’il est issu d’une volonté d’y installer une certaine forme de qualité de vie.

Umiujaq, le village qui a failli ne jamais exister.

Début des années 80 sur les rives de la baie James. Le plan Nord de l’époque a déjà développé d’impressionnantes infrastructures près d’une grande rivière, La Grande rivière. Des ingénieurs exercent leur capacité à contrôler les fleuves tout en cherchant un nouveau défi plus haut sur la carte. Tout près, un autre fleuve, 724 Km d’eau en mouvement qui se déguise sous un nom de rivière: La grande rivière de la Baleine. À son embouchure, près des dunes de sable vit une double communauté, le village de Whapmagoostui/Kuujjuarapik carrefour rassemblant Cris et Inuits.
La rumeur se répand au village, d’autres projets de barrages, un port, une route ? Inquiets les Inuits se tournent vers la Convention de la Baie James et du Nord Québécois (signée en 1975) et demandent qu’une clause prévoie le déplacement de la communauté plus au nord. En 1982 la population se prononce par référendum sur la création d’un nouveau village.

Alors on prend la route, l’autoroute de la banquise pour remonter la côte à la recherche d’un site accueillant où le gibier et le poisson ne seront pas menacés. Les chasseurs connaissent effectivement un endroit idéal. Un immense lac, 61 Km de long par 22 de large, aux eaux saumâtre reliée à la mer par un étroit passage à travers les falaises. Les marées poussent un courant si fort à travers ce goulot que la glace ne s’y forme jamais. Mais les poissons et les mammifères marins connaissent ce passage, alors les phoques, corégones, ombles arctiques et bélugas fréquentent assidûment le lac. La région est invitante, reste à déterminer l’emplacement précis du village. On regarde alors vers l’extrémité nord du lac. Un site agréable où les voyageurs avaient l’habitude de s’arrêter et de se regrouper en route vers Inukjuak importante communauté 200 Km plus au nord. Un chasseur du lieu me raconta qu’autrefois, l’endroit était le site de l’équivalent d’une station-service pour les traineaux à chiens de passage.
L’endroit est marqué par un repaire visuel : une colline se distingue à travers les formes géologiques environnantes. On dirait une immense barque renversée qui rappelle les embarcations traditionnelles fabriquées en peu de morse. Dans la langue Inuite, le nom de cette embarcation (umiaq) a donné son nom au village : Umiujaq.

Vue des environs, près de l’extrémité sud du lac Tasiujaq

La construction du village débute en 1985 et l’inauguration a lieu en 1986 pour accueillir les quelques familles de Kuujjuarapik qui ont décidé d’y déménager.
Aujourd’hui le village compte un peu moins de 400 personnes et demeure une des petites communautés du Nunavik. Une réalité qui pourrait changer, car ce territoire fait partie du parc national des Lacs Guillaume-Delisle-et-à-l’Eau Claire qui a été inauguré en 2013. Ce parc national formé de deux lacs issus d’un double impact de météorite, a restauré le nom Inuktitut au Lac à l’eau claire: le lac Wiyâshâkimî, qui a la même signification en cette belle langue. Il contient une des dernières populations de phoques d’eau douce au Québec. Ce parc national a d’ailleurs été aussi renommé le parc national Tursujuq. Il est l’un des plus grands parcs en Amérique du Nord.

Un parc qui sait assurément faire découvrir au monde la splendeur de ce territoire tout en générant des retombées positives pour la communauté. Mais malgré la superficie immense du parc, un élément important en a été exclu pour utilisation éventuelle par Hydro Québec. À 30 km au nord d’Umiujaq la Nastapoka, une autre des grandes rivières du Québec, lance ses eaux à la mer en donnant un dernier spectacle du haut de ses chutes de 30 mètres. Umiujaq est un lieu mythique. Même s’il s’agit d’un jeune village, il semble installé dans un lieu qui était destiné à ce résultat depuis des millénaires.

 

Des souvenirs inépuisables

Umiujaq a été l’une de nos plus mémorables expéditions nordiques. Cependant, toute expédition, longue ou courte en est une qui est mémorable. Elle se différencie des voyages touristiques par le fait qu’on s’expose de manière volontaire aux contraintes et complications du territoire. Une expédition est le plan de ceux qui veulent entrer dans le territoire sans filtre ni artifice, à la recherche de l’authenticité et de la Splendeur d’un lieu, d’un territoire, d’une route. Aujourd’hui, le parc national de Tursujuq est le plus grand du Québec et comporte une mystérieuse  et vaste Splendeur. Il attend les voyageurs qui aimeraient découvrir un site magnifique en terre Inuite du Nunavik. Les Nunavimmiuts sont hospitaliers et toujours heureux de faire découvrir leur monde à ceux qui s’y intéressent. Le petit hôtel de Umiujaq est très bien tenu. il est propre, moderne et très confortable, offrant une cuisine pour y faire ses repas, car il n’y a pas de restauration. Sur place, le magasin de la COOP, dont les bénéfices retournent aux Nunavimmiuts, saura subvenir à tous les besoins alimentaires. Il sert également de magasin général. Depuis Umiujaq, on peut vous amener vers ce parc pour y faire de longues comme de petites distances, ainsi qu’y passer une ou préférablement plusieurs nuits, car toutes les infrastructures nécessaires ont été installées à temps pour l’inauguration du lieu en 2013. Si vous avez la chance de vous procurer un billet d’air Inuit pour fouler la terre où trottent en liberté les boeufs musqués et autres créatures ayant une part mythique, saisissez la, car elle sera une source intarissable de souvenirs féconds.

 

Évidemment l’expédition nordique n’est pas faite pour tout le monde. Elle est pour ceux et celles qui aimeraient se mesurer aux éléments et ainsi les apprécier. Elle offrira au moins une source quasi-inépuisable de récits aux proches des personnes l’ayant vécue.

Aujourd’hui beaucoup trop acclimaté au confort de la vie dans la très belle ville de Rivière du Loup, jamais je ne referais de telles expéditions. Cette période d’expéditions nordiques a pourtant été dans ma vie l’occasion de me dépasser et même de rencontrer mon destin. Si ne ne troquerais pas ma soirée devant un feu de foyer à la maison pour une tempête de neige en sac de couchage dans un lieu plus loin que loin, plus au nord que le nord d’ici, je tire pourtant encore aujourd’hui du bonheur inépuisable de ces précieux mondes dont nous avons été les témoins privilégiés. Il existe quelque part en mon esprit, encore des lueurs de ces aurores boréales du ciel du nord. Dans le train-train quotidien de la vie citadine qui peut s’avérer plus que stressante, c’est toujours un exercice des plus amusants que de se remémorer la beauté de ce territoire comme issu d’un rêve, le Nunavik.

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